À mesure que l’histoire progresse, Eren passe d’un enfant désirant exterminer tous les Titans à un adolescent capable de se transformer en Titan lui-même, utilisant ses capacités pour servir ses fins. C’est là que le dilemme moral central de l’histoire se dessine : la fin justifie les moyens. Tout au long du récit, Eren Jaëger et ses frères d’armes seront confrontés à une multitude de choix dichotomiques amoraux… et le lecteur ou spectateur avec eux.
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À la fin, Eren achève son odyssée en devenant un antagoniste esseulé, porteur de l’Apocalypse. Exit le combat pour la survie de l’humanité revendiqué inlassablement pendant la majeure partie de l’œuvre. Celle-ci se voit piétinée, au sens véritable du terme. Le jeune protagoniste estime que la seule solution pour détruire l’origine du Mal réside dans l’anéantissement de 80% de l’humanité, incapable de sortir des conflits et rancœurs qui la divisent depuis 2 000 ans. Dans cet Armageddon, bien et mal se confondent pour survivre à la fin d’un monde. Et là , naît une question cruciale : Eren Jaëger a-t-il raison ?
Cette question, politiquement incorrecte il y a encore quelques années, trouve aujourd’hui son public. La justification d’un tel extrême, transposée à notre réalité, fleurit sur les réseaux sociaux. Le dilemme moral est profond, même s’agissant d’une œuvre fictionnelle pour adolescents et adulescents. Cette mise en avant d’un héros antagoniste qui éradique 80 % de l’humanité, tel un messie, témoigne des mutations morales de notre époque. L’Attaque des Titans n’est pas le seul phénomène culturel à exploiter ces questions.
L’attaque préalable d’un autre Titan : Thanos (Avengers Infinity War)
En 2018, pendant qu’Hajime Isayama écrit son manga, un autre phénomène culturel mondial clôt un arc de 10 ans et 23 films : le _Marvel Cinematic Universe (MCU) : Les Pierres de l’Infini_. Dans le 19e film, Avengers Infinity War – qui a fait 2 milliards de dollars de recettes, soit le 5ᵉ meilleur score de l’histoire à ce jour – les motivations profondes de l’antagoniste principal, Thanos (le Titan fou), déstabilisent les spectateurs et font débat au moment de la sortie.
Trois ans avant Eren Jaëger dans L’Attaque des Titans, Thanos annihile 50 % du monde vivant dans le but de rétablir un équilibre socio-écologique universel. Une justification qui, contre toute attente, fonctionne dans un contexte où l’impact écologique de l’Homme est un sujet mondial sensible. Le climax du film balaie la détresse des protagonistes (adulés dans les 18 précédents films) et présente un antagoniste terminant sereinement son existence, après la réussite de son inéluctable mission. Ce final, bien que moins cru et violent que celui de L’Attaque des Titans, développe une idéologie similaire, rare dans ce genre cinématographique à large public : la fin de l’humanité comme solution aux maux du monde.
Mais, à l’inverse du mangaka japonais, les réalisateurs américains, les frères Russo, n’assumeront pas jusqu’au bout cette fin. Moins d’un an après, Avengers Endgame, sa suite – qui était prévue – sort au cinéma. À coup de voyages dans le temps, les protagonistes effacent littéralement la fin du précédent film et remettent tout en ordre. Ils tuent (deux fois) un Thanos dépourvu de toute la profondeur du volet précédent et offrent un habituel et rassurant Happy End.
Toutefois, l’inception réalisée en 2018 demeure et les communautés de fans n’oublient pas. L’idée d’une éradication douce de l’humanité comme solution aux maux de la planète fleurit sur les réseaux sociaux avec le hashtag « #Thanosavaitraison » (#Thanoswasright en VO). Marvel l’inclura d’ailleurs par la suite dans ses productions, tel un clin d’œil. Mais trois ans après, cette légèreté ne se retrouve pas dans L’Attaque des Titans et en mars 2025 au cinéma, la fin ne sera pas aussi douce.
Les Titans : porteurs de lumière pour les générations futures ?
Depuis une dizaine d’années, films et séries assouplissent le paradigme manichéen sur lequel nos sociétés reposent. L’essor du streaming, qui a permis à L’Attaque des Titans de connaître son succès mondial, y est pour beaucoup. L’un des exemples représentatifs de cette tendance est la relecture du mythe de Lucifer dans les séries récentes (comme Supernatural, Preacher ou Lucifer). L’ange déchu émanant de la liturgie chrétienne y est présenté comme un personnage cool, voire bienveillant. Ces représentations évolutives se reflètent dans la société.
Par exemple, en 2020, un jeune couple britannique a nommé son fils Lucifer, un prénom interdit dans plusieurs pays, dont la France ou encore l’Allemagne.
En lien avec l’évolution des mœurs sociales, L’Attaque des Titans interroge donc les spectateurs sur les dilemmes moraux qui pèseront sur les générations futures. Face aux crises de notre monde, l’œuvre de Hajime Isayama nous invite à réfléchir à notre avenir et à l’amenuisement des solutions acceptables pour le sauvegarder. Sans révéler les dernières cases du manga et secondes du film, la sombre mise en garde inspirée de la Seconde Guerre mondiale tâche d’illuminer l’esprit des générations futures face à l’horreur d’une « solution finale ».
Aujourd’hui, les ressources planétaires diminuent et les populations ne cessent de croître. Tel un Titan, l’être humain semble fouler cette Terre sans regarder ce qu’il reste après son passage… Au-delà de son succès populaire, la profondeur de l’œuvre d’Hajime Isayama revêt un caractère prophétique et nous invite à nous poser une question décisive : que seront le bien ou le mal quand il n’existera plus qu’une seule fin ?
Julien Jouny-Rivier, Associate Professor & Maître de conférences universitaire en Marketing & Management, ESSCA School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.